À l’heure où Asli Erdogan, est menacée par un procès fixé (aujourd'hui) le 14 février, la lire et la relire s’impose comme un acte de solidarité avec elle, et avec toute voix juste, qui se trouve incarcérée, opprimée, censurée, ou exilée pour avoir osé le ton de la liberté ou des libertés.
C’est dans la ville d’Istanbul, perdue dans ses relents orientaux, voguant entre modernisme et conservatisme, au passé sulfureux comme une femme fatale et rebelle qu’y était née Asli Erdogan en 1967. Son parcours atypique la promène entre sciences et arts, elle flirte un moment avec la physique nucléaire, elle devient chercheuse, mais elle interrompt sa carrière de scientifique, poussée par un atome plus fort ; celui de l’écriture. Elle porte en elle une flamme incandescente nourrie par ce souffle épars d’une colère sourde qui ne dort jamais. Asli Erdogan s’inscrit dans la lignée des grands poètes turcs qui ont défié l’autorité, subissant répression, prison et censure ; Nazim Hikmet, Orhan Kemal, Sabahattin Ali, Ahmed Arfi. Journaliste, écrivaine, militante des droits de l’homme, elle écrit pour interpeller l’opinion publique sur ce qui se passe en Turquie ces dernières années : « La “crise démocratique” turque, qui a été pendant longtemps sous-estimée ou ignorée, pour des raisons pragmatiques, ce risque grandissant de dictature islamiste et militaire, aura de sérieuses conséquences. » Asli Erdogan nous rappelle que notre époque est celle de toutes les violations et de toutes les inerties. Une humanité qui part en vrille tant notre acuité demeure sourde devant les atrocités et les exactions commises pour le pouvoir et les privilèges.
La voix d’Asli Erdogan est si porteuse, si contagieuse, sondeuse de conscience, qu’elle devient une « menace » pour la stabilité des régimes qui ne tolèrent aucun atome libre, aucune expression franche et critique. Asli Erdogan après quatre mois et demi d’incarcération dans la prison de Bakirkoy en 2016, elle est libérée sous contrôle judiciaire en attendant la tenue de son procès. Reporté à maintes reprises, il est fixé cette fois à la date du 14 février prochain. Son arrestation, c’est à la suite d’une grande purge où des centaines d’écrivains et journalistes chassés, incarcérés injustement par des accusations infondées. « Me voilà aujourd’hui en prison pour avoir cru à des mots tels que vérité et paix. » Écrivait-elle, accusée d’appartenir à un groupe terroriste, de faire de la propagande et de porter atteinte à l’unité du pays. Elle risque cette fois-ci une peine allant de deux à neuf ans pour avoir écrit des articles en 2016, qui n’ont pas été incriminés à l’époque ni jugés « dangereux » pour la stabilité du pays. Mais, vu que la justice en Turquie est devenue une arme entre les mains du pouvoir en place, sa condamnation peut se transformer à la perpétuité.
Cette triste réalité nous renvoie vers une fiction, un roman prémonitoire publié en 2013, Le bâtiment de pierres. La narratrice revient sur les lieux de son incarcération afin d’expulser cette mémoire oppressante liée à la privation, la torture, les souffrances. Là où elle avait subi le pire jusqu’à ce que son corps se mêle à la pierre, alors que l’esprit traverse la matière comme une conscience qui refuse l’anéantissement entre ces hauts murs où s’exerce une violence proche du sadisme. Ce bâtiment de pierre n’a pas d’âge, il existe depuis le commencement de tout comme si l’auteur désirait qu’il soit le témoin de la répression et la terreur que l’homme se construit de son propre chef. C’est un lieu qui échappe à la fiction, qui se fourvoie dans l’imaginaire de la narratrice pour rappeler son lien étroit avec la réalité, là où l’on ne peut pas tricher avec la vie et ses blessures. Son œil de veilleur, de sentinelle, son œil qui ne se ferme pas, aiguise des outils de défense, par l’écriture, elle transcende les peurs et les limites mises en place pour contenir des esprits libres comme elle. C’est une autre Taslima Nasreen, une autre Nawal El Saadawi, une autre voix qui nous porte par une écriture sensible, tellement sensible que l’atrocité devient sublimation, d’où sa force, c’est ainsi qu’elle rend hommage à cette prison où la douleur cède à l’enchantement comme si par les mots choisis, par cette trame poétique, elle atténue les tourments engendrés par le Bâtiment de pierres qui suinte du sang, de la sueur et des larmes des détenus. Elle tisse comme des fleurs sur les peaux pour gommer ses odeurs de moisi, de vomissures. « Sur tes yeux privés de sommeil passent doucement les doigts du clair de lune, ils te montrent la vie comme un miracle et se posent sur tes paupières sans te faire mal. »
Une plume troublante, engagée et prenante qui raconte la solitude, l’oppression, la violence, la souffrance, l’horreur avec délicatesse faisant de la prison, ce sinistre matrice un lieu où l’espoir, l’amour sont possibles. « Je laisse les faits, entassés comme des pierres géantes. Ce qui m’intéresse, moi, c’est seulement ce qu’ils se chuchotent entre eux ». "Le silence même n’est plus à toi", paru en 2017, transportée par une écriture fragile et puissante à la foi, on tente de matérialiser ses rêves et ses cris, se saisir de ses dévastations et déchirements. Comment ne pas ressentir cette écriture ciselée au bistouri ? « Je suis dans l’un des angles morts du destin, un nœud formé de toutes ces routes qui n’en finissent plus de se chevaucher, sans lumière, sans issue et sans retour comme dans un cercueil… ». Dans L’homme coquillage, Les oiseaux de bois, La ville dans la cape est rouge, le Mandarin miraculeux, elle devient le porte-parole des femmes et des hommes brisés par les souffrances, par les terreurs au quotidien et le bruit des bottes. Ses livres, mais aussi ses articles, ses nombreuses distinctions internationales, les podiums offerts pour l’écouter, elle incarne la voix des justes qu’il faut faire taire. Pour avoir défendu les droits de l’homme, le génocide arménien, la cause kurde, la liberté d’expression, l’emprisonnement des intellectuels, son nom est rajouté à la longue liste des écrivains et journalistes poursuivis pour avoir osé élever la voix de la vérité.
Dans le roman Le bâtiment en pierre, cette phrase si profonde " Je me suis sorti de ce traquenard, mais on ne m’y reprendra plus."
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