Un héritage contre l'amnistie et l'amnistie.
Amine Esseghir, qui était journaliste en Algérie était notamment officier appelé entre 1994 et 1996 dans un bataillon de l’armée algérienne. C’est cette période terrible qu’il partage avec nous dans une livre-autobiographie, fractionné en 18 récits. Il relate sa propre expérience comme jeune appelé dans l’armée algérienne, son vécu et la souffrance de toute une génération d’Algériens.
Les années quatre-vingt-dix sont d’un traumatisme pour toute une génération sinon deux. Et, le livre d’Amine Esseghir nous y replonge dedans pleinement sans prendre le temps d’endosser des armures de protection ou mettre des garde-fous. Il réveille des cicatrices jamais complètement guéries, tant nous avions été comme lui, témoins, acteurs, victimes, cibles, proies, nous étions ce que certains se qualifiaient comme des « morts vivants » ou « en sursis ». La crainte des attentats, des enlèvements, des égorgements était l’une des plus grandes frayeurs de presque tous les Algériens qui ont traversé cette époque de terreur quasiment comme les passagers de l’enfer. Et, comment écrire cette période, en venir à bout à travers une catharsis-écriture, alors qu’elle nous hante encore ? Il suffit d’une sirène hurlante, d’une explosion (n’importe) et d’autres signes qui nous renvoient à ces années d’angoisse. Amine Esseghir à 27 ans lorsqu’il répond au devoir et l’obligation du service militaire :
« Ma guerre à moi avait commencé en mars 1994. J’avais rejoint l’armée quand depuis deux ans, les Algériens vivaient en retenant leurs souffles. Deux ans qu’ils redoutaient de faire le compte du nombre de morts violentes chaque matin »
écrit-il au début du livre. C’est une décision tout aussi courageuse que dangereuse. Car à cette date en 1994, l’Algérie était enlisée dans une guerre sans nom, cruelle, dramatique. Les groupes islamistes armés ont pris les maquis, des bases arrière dans le pays, des enracinements dans des quartiers populaires, des villages… etc. Les premières victimes de ce terrorisme barbare tombent ; ce sont les intellectuels, les policiers, et les appelés. Ces derniers, ces djounouds ont subi un sort inhumain et cruel, cibles faciles des terroristes, pas juste sur le terrain des opérations ou dans des accrochages, mais beaucoup d’entre eux étaient liquidés, et assassinés froidement durant leurs permissions et visites familiales. Ce livre reste un témoignage vivant et authentique sur une période qui est confrontée aujourd’hui à l’amnésie d’un côté et de l’autre à l’amnistie. Cette dernière a été imposée en 2005 par le président Bouteflika en signant la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, une loi jugée scélérate, et monstrueuse, car mettant sur le même pied d’égalité bourreaux et victimes. Elle a été imposée sans donner le moyen aux familles des victimes de panser leurs plaies, elle les a scellées dos à dos à une réalité des plus atroce, les forcer à pardonner aux tueurs.
Amine Essghir, joue un rôle essentiel dans la préservation d’une mémoire qui est soumise à un oubli forcé et à l’absurde absolution des criminels.
Le livre est salué par toutes les personnes qui combattent précisément toutes les tentatives visant à supprimer et à gommer de la mémoire des Algériens cette période sous prétexte d’une loi qui établit une paix illusoire, alors que les douleurs sont encore vivaces. Il faut lire ce récit avec ses multiples chapitres : « Les bombes », « Refuge éthylique », « Prisonniers invisibles », « Permission funèbre », « Les montagnes imposantes », « Cris de blessés »… etc. Ils nous restituent les défis physiques et mentaux des soldats confrontés à des épreuves sans préparation dans ces montagnes et maquis qui deviennent hostiles. On se saisit des souffles, des râles des blessés, de cette mort qui rôde, de ses odeurs qui vicient l’air et s’infiltrent dans les gorges des vivants, cette mort qui maintient les soldats en éveil, ébranlés entre insomnies et délires. Mais il existe du courage, de la témérité, de l’instinct de survie, des combats pour vaincre et s’en sortir dans chaque action, chaque pas, chaque décision, chaque attaque, chaque défense. L’auteur a réussi à survivre à la fois en tant qu’officier appelé et en tant que journaliste, car en cette décennie, plus de 100 journalistes ont été tués par les groupes islamistes. C’est certain, surtout pour ceux qui ont vécu cette ère de monstruosité dans leurs chairs, qu’ils vont traverser ces récits en tremblant. Et, sans doute, en allant jeter un œil par la fenêtre sur une rue enveloppée par l’obscurité de la nuit, croyant voir un fantôme.
La lecture de ces pages ne nous épargne pas, car l’accent, l’émotion, la peur, la terreur, le courage et l’audace ont une forme spécifique à tous les récits qui sortent des tréfonds de l’être, comme l’écrit Amine Essghir : « Je décidais d’aller affronter la mort là où je risquais le plus de la rencontrer ».
Dans le chapitre « Des femmes sur les routes », le ton s’adoucit légèrement afin d’introduire une touche de délicatesse dans le récit, malgré la gravité des circonstances :
« Les femmes dissimulées, à l’abri des regards dans les demeures ou masquées sous les voiles étaient des symboles involontaires de nos plus douloureuses défaites ».
À la fin du livre, on est frappé par une image insolite, une horreur que tout être humain avec une logique et justice ne peut imaginer. Amine Essghir mentionne, à la page 177, les chefs terroristes dont les noms sont affichés dans le bureau des opérations, et se souvient de celui qui leur causait des migraines : « Il est connu sous le nom d’El Ayeb (le boiteux) un terroriste activement recherché et dont la tête était mise à prix », ce Hamou qui écrit encore Amine Essghir « de retour à la vie civile, alors que j’ai repris mon travail de journaliste, je trouvais un jour en première page […] le portrait en grand format de Hamou el Ayeb avec une kalachnikov à cross pliante, certainement prise sur le cadavre d’un soldat posée à côté de lui ». Il poursuit « en 1999, Hamou devenait un repenti qui bénéficiait de la Concorde civile ». Cet épiloque est d’une vérité effrayante. C’est pourquoi, il faut justement multiplier ce genre de récit, témoignage, roman, essai, qu’importe. Cette période aussi douloureuse soit elle ne doit jamais être gommée ni effacée des mémoires, c’est un devoir de mémoire envers toutes les victimes militaires et civiles de cette sanglante époque.
(Nassira Belloula)
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